
Le droit des investissements internationaux représente un pilier fondamental de l’architecture juridique mondiale régissant les flux de capitaux transfrontaliers. Cette branche spécialisée du droit international encadre les relations complexes entre investisseurs étrangers et États d’accueil, déterminant les protections accordées aux premiers tout en préservant la souveraineté réglementaire des seconds. Face aux tensions croissantes entre protection des investissements et prérogatives étatiques, ce domaine juridique connaît des transformations majeures qui répondent aux défis contemporains: justice climatique, droits humains et développement durable. L’examen approfondi de ce cadre normatif révèle les enjeux fondamentaux de l’économie mondiale moderne.
Genèse et Cadre Juridique des Investissements Internationaux
L’émergence du droit des investissements internationaux s’inscrit dans une trajectoire historique marquée par la volonté de sécuriser les capitaux déployés à l’étranger. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, le besoin de reconstruire les économies et de faciliter les échanges transfrontaliers a conduit à l’élaboration progressive d’un corpus juridique spécifique. Les traités bilatéraux d’investissement (TBI) ont constitué la première vague significative d’instruments juridiques dédiés, avec la signature du premier TBI entre l’Allemagne et le Pakistan en 1959. Cette innovation juridique a ensuite connu une multiplication exponentielle, atteignant plus de 3000 traités aujourd’hui.
Le cadre normatif s’articule autour de plusieurs sources complémentaires. D’abord, les traités multilatéraux comme l’Accord sur les mesures concernant les investissements et liées au commerce (MIC) de l’Organisation Mondiale du Commerce, ou encore le Traité sur la Charte de l’Énergie, offrent des protections sectorielles ou régionales. Ensuite, les conventions internationales comme celle de Washington de 1965 créant le Centre International pour le Règlement des Différends relatifs aux Investissements (CIRDI) ont établi des mécanismes procéduraux novateurs. Parallèlement, le droit coutumier international continue d’influencer l’interprétation des obligations étatiques.
Les principes fondamentaux qui structurent cette branche du droit incluent la protection contre l’expropriation sans indemnisation, le traitement juste et équitable, la non-discrimination à travers les clauses de traitement national et de la nation la plus favorisée, ainsi que la pleine protection et sécurité des investissements. Ces standards de protection se sont affinés au fil des décennies, notamment grâce à la jurisprudence arbitrale qui a précisé leur portée et leurs limites.
La définition même de l’investissement représente un enjeu majeur. Si les premiers instruments adoptaient une approche extensive englobant tout transfert de capitaux, les textes contemporains tendent vers des définitions plus restrictives. Les critères dégagés par la jurisprudence, notamment dans l’affaire Salini c. Maroc, ont établi qu’un investissement suppose généralement un apport, une certaine durée, une participation aux risques et une contribution au développement économique de l’État d’accueil.
L’architecture institutionnelle s’est progressivement sophistiquée avec l’émergence d’organisations spécialisées comme la Conférence des Nations Unies sur le Commerce et le Développement (CNUCED) qui assure un suivi des politiques d’investissement, ou encore l’Agence Multilatérale de Garantie des Investissements (AMGI) qui propose des mécanismes d’assurance contre les risques politiques.
Le Mécanisme de Règlement des Différends Investisseur-État
Le règlement des différends investisseur-État (RDIE) constitue l’une des innovations les plus remarquables du droit des investissements internationaux. Ce mécanisme permet à un investisseur étranger de poursuivre directement un État souverain devant un tribunal arbitral international, contournant ainsi les juridictions nationales potentiellement biaisées. Cette procédure déroge au principe traditionnel selon lequel seuls les États peuvent être sujets du droit international public.
L’arbitrage d’investissement se déroule principalement sous l’égide d’institutions spécialisées. Le CIRDI, rattaché à la Banque mondiale, demeure le forum privilégié grâce à la Convention de Washington qui garantit la reconnaissance et l’exécution quasi-automatiques des sentences. D’autres cadres institutionnels comme la Cour Permanente d’Arbitrage (CPA), la Chambre de Commerce Internationale (CCI) ou encore les arbitrages ad hoc suivant le règlement de la Commission des Nations Unies pour le Droit Commercial International (CNUDCI) offrent des alternatives procédurales.
La procédure arbitrale comporte plusieurs phases distinctes. La première concerne la détermination de la compétence du tribunal, où les arbitres examinent si le différend relève bien du champ d’application du traité invoqué et si l’investisseur remplit les conditions requises. Vient ensuite l’examen du fond, où le tribunal évalue si les mesures étatiques contestées constituent effectivement une violation des standards de protection. Enfin, la phase de réparation détermine le montant de l’indemnisation due à l’investisseur lésé, souvent calculée selon la méthode des flux de trésorerie actualisés.
Critiques et réformes du RDIE
Ce système d’arbitrage fait l’objet de critiques croissantes depuis une quinzaine d’années. Les détracteurs pointent plusieurs défaillances structurelles:
- Le manque de transparence des procédures, traditionnellement confidentielles
- L’absence de mécanisme d’appel, limitant la possibilité de corriger des erreurs juridiques
- Les conflits d’intérêts potentiels des arbitres, souvent issus d’un cercle restreint de praticiens
- L’effet dissuasif sur la régulation étatique légitime, phénomène qualifié de « gel réglementaire »
- Le coût prohibitif des procédures, inaccessibles pour les petits investisseurs et onéreuses pour les États
Face à ces critiques, plusieurs initiatives de réforme ont émergé. La CNUDCI a entrepris depuis 2017 des travaux ambitieux pour moderniser le système. Parmi les options envisagées figure la création d’une Cour multilatérale d’investissement, soutenue notamment par l’Union européenne. Cette juridiction permanente remplacerait l’arbitrage ad hoc par un système institutionnalisé avec des juges permanents et un mécanisme d’appel.
D’autres réformes concernent l’amélioration de la transparence, avec l’adoption en 2014 de la Convention de Maurice sur la transparence, qui rend publics les documents et audiences des arbitrages. La recherche de cohérence jurisprudentielle constitue un autre axe majeur, avec des propositions de mécanismes interprétatifs associant les États parties aux traités.
Certains États ont choisi des approches plus radicales. Le Brésil a développé un modèle alternatif d’accords de coopération et de facilitation des investissements privilégiant la prévention des différends et l’arbitrage interétatique. Des pays comme l’Afrique du Sud, l’Indonésie ou la Bolivie ont dénoncé certains de leurs TBI pour retrouver une marge de manœuvre réglementaire. Cette tendance illustre la recherche d’un nouvel équilibre entre protection des investisseurs et préservation de l’espace politique des États.
L’Équilibre entre Droits des Investisseurs et Pouvoir Réglementaire des États
La tension entre la protection des investissements étrangers et la préservation du pouvoir réglementaire des États constitue l’enjeu central du droit des investissements contemporain. Historiquement, les premiers traités d’investissement privilégiaient une protection extensive des droits des investisseurs, reflétant le paradigme économique dominant d’après-guerre favorable à la libéralisation des flux de capitaux. Cette approche a progressivement révélé ses limites face à la nécessité pour les États de réguler dans l’intérêt public.
La notion de marge d’appréciation réglementaire s’est progressivement imposée dans la jurisprudence arbitrale. Dans l’affaire Philip Morris c. Uruguay, le tribunal a reconnu le droit légitime de l’Uruguay d’adopter des mesures strictes de santé publique concernant l’emballage du tabac, malgré leur impact négatif sur les investissements de la multinationale. Cette décision marque un tournant dans la reconnaissance du droit de réguler comme contrepoids nécessaire aux protections des investisseurs.
Les nouveaux modèles de traités intègrent désormais des dispositions explicites sauvegardant ce droit de réguler. Le modèle américain de 2012, tout comme le modèle canadien de 2014, incluent des clauses précisant que les mesures non-discriminatoires conçues pour des objectifs légitimes de bien-être public ne constituent pas des expropriations indirectes indemnisables. L’Accord économique et commercial global (AECG/CETA) entre le Canada et l’Union européenne va plus loin en réaffirmant le droit des parties à réglementer pour atteindre des objectifs légitimes de politique publique.
Les exceptions générales inspirées de l’article XX du GATT figurent désormais dans de nombreux accords d’investissement. Ces clauses permettent aux États de justifier des mesures a priori contraires à leurs obligations conventionnelles lorsqu’elles visent à protéger la moralité publique, la santé, l’environnement ou à préserver des ressources naturelles épuisables. La jurisprudence arbitrale a progressivement défini les contours du test de nécessité et de proportionnalité applicable à ces exceptions.
La reformulation des standards de protection traditionnels participe à ce rééquilibrage. La notion de traitement juste et équitable, autrefois interprétée largement comme incluant les attentes légitimes des investisseurs, fait l’objet d’une définition plus restrictive dans les traités récents. Le Partenariat transpacifique global et progressiste (PTPGP) limite ainsi ce standard à la protection contre le déni de justice, l’arbitraire manifeste, la discrimination ciblée ou le traitement abusif des investisseurs.
L’approche des responsabilités partagées
Une évolution majeure concerne l’introduction d’obligations à la charge des investisseurs. Les traités de nouvelle génération incorporent des dispositions sur la responsabilité sociale des entreprises. L’accord de coopération et de facilitation des investissements entre le Brésil et l’Inde de 2020 prévoit ainsi que les investisseurs doivent s’efforcer de contribuer au développement durable du pays d’accueil et respecter la législation locale, notamment en matière environnementale et sociale.
Certains instruments vont jusqu’à permettre aux États de présenter des demandes reconventionnelles contre les investisseurs ayant manqué à leurs obligations. Dans l’affaire Urbaser c. Argentine, le tribunal arbitral a reconnu sa compétence pour examiner une demande reconventionnelle fondée sur des violations alléguées du droit à l’eau par l’investisseur, marquant une avancée significative vers un système plus équilibré.
L’approche interprétative des tribunaux arbitraux évolue parallèlement vers une plus grande déférence envers les choix réglementaires étatiques. Le standard d’examen appliqué tend à se limiter à la recherche d’arbitraire manifeste ou de discrimination, sans substituer l’appréciation des arbitres à celle des autorités nationales compétentes. Cette retenue judiciaire reconnaît implicitement la légitimité démocratique des décisions réglementaires prises par les États souverains.
L’Intégration des Considérations de Développement Durable
L’incorporation des objectifs de développement durable représente la transformation la plus profonde du droit des investissements internationaux contemporain. Cette évolution répond à la prise de conscience globale des défis environnementaux et sociaux auxquels l’humanité est confrontée, formalisée par l’adoption en 2015 des Objectifs de développement durable des Nations Unies.
Le préambule des nouveaux accords d’investissement intègre systématiquement des références aux trois piliers du développement durable. L’accord entre le Maroc et le Nigeria de 2016 affirme explicitement que les investissements doivent contribuer au « développement durable des parties ». Ces formulations, au-delà de leur portée symbolique, orientent l’interprétation téléologique des dispositions substantielles par les tribunaux arbitraux.
Les clauses environnementales se sont considérablement développées, passant de simples déclarations d’intention à des obligations contraignantes. Le modèle néerlandais de 2019 prévoit que les parties ne doivent pas assouplir leurs normes environnementales pour attirer les investissements, avec un mécanisme de consultation et potentiellement de sanctions en cas de violation. Cette approche marque une rupture avec la logique traditionnelle de déréglementation compétitive.
La dimension sociale s’affirme également à travers l’inclusion de dispositions relatives aux droits des travailleurs et aux droits humains. L’Accord de partenariat économique entre le Japon et l’Union européenne engage les parties à mettre en œuvre les conventions fondamentales de l’Organisation internationale du travail et à respecter les principes directeurs de l’OCDE à l’intention des entreprises multinationales.
L’émergence d’une approche systémique
Au-delà des dispositions spécifiques, on observe une volonté d’articuler le droit des investissements avec les autres régimes juridiques internationaux. Les clauses de non-dérogation prévoient que les accords d’investissement ne peuvent être interprétés comme limitant les obligations des États découlant d’autres traités, notamment en matière environnementale ou de droits humains. Cette approche systémique favorise une interprétation harmonieuse du droit international.
L’intégration des considérations de développement durable s’étend aux mécanismes procéduraux. Plusieurs accords récents prévoient l’expertise scientifique sur les questions environnementales complexes, ainsi que la possibilité pour les tribunaux arbitraux de consulter des organisations spécialisées. L’Accord Canada-Union européenne permet ainsi aux tribunaux de solliciter des rapports d’experts sur les questions environnementales ou de droit du travail soulevées par un différend.
- Renforcement de la transparence et participation de la société civile
- Mécanismes de coopération réglementaire en matière environnementale
- Évaluation d’impact sur le développement durable des projets d’investissement
- Promotion des investissements dans les secteurs verts et technologies propres
La jurisprudence arbitrale témoigne de cette évolution. Dans l’affaire Bear Creek Mining c. Pérou, le tribunal a reconnu l’obligation de l’investisseur d’obtenir une « licence sociale » pour son projet minier auprès des communautés locales affectées. Cette décision illustre la prise en compte croissante des impacts sociaux des investissements dans l’appréciation des responsabilités partagées entre investisseurs et États.
La transition énergétique soulève des questions juridiques inédites. Les mesures étatiques visant à réduire les émissions de gaz à effet de serre, comme la sortie progressive des énergies fossiles, peuvent affecter significativement certains investissements. La jurisprudence commence à développer des critères d’évaluation spécifiques pour déterminer si ces politiques climatiques constituent des expropriations indirectes indemnisables ou des régulations légitimes non compensables.
Perspectives d’Évolution et Défis Futurs du Droit des Investissements
Le droit des investissements internationaux se trouve à un carrefour décisif de son évolution. Plusieurs tendances de fond laissent entrevoir les contours de ce que pourrait devenir cette branche du droit dans les prochaines décennies, face à un monde en profonde mutation.
La régionalisation des normes d’investissement constitue une première tendance majeure. Face à l’échec des tentatives d’élaboration d’un cadre multilatéral global, comme l’Accord multilatéral sur l’investissement négocié à l’OCDE dans les années 1990, l’approche régionale gagne en importance. Les blocs économiques comme l’ASEAN, le MERCOSUR ou l’Union africaine développent leurs propres cadres normatifs adaptés à leurs réalités économiques et priorités politiques. Le Protocole d’investissement de la Zone de libre-échange continentale africaine illustre cette dynamique avec des dispositions spécifiques sur la facilitation des investissements intra-africains.
La numérisation de l’économie pose des défis inédits. Les investissements dans l’économie numérique présentent des caractéristiques distinctes: immatérialité, mobilité extrême, modèles économiques basés sur les données. Les critères traditionnels de qualification des investissements, comme l’ancrage territorial, s’avèrent inadaptés. Quelques traités récents commencent à intégrer des dispositions spécifiques sur le commerce électronique et les flux de données transfrontaliers. L’Accord de partenariat économique global régional (RCEP) en Asie-Pacifique contient ainsi un chapitre dédié au commerce électronique avec des dispositions sur la protection des consommateurs en ligne.
La montée des considérations géopolitiques
Les préoccupations de sécurité nationale reprennent une place centrale dans la régulation des investissements. De nombreux pays ont renforcé leurs mécanismes de filtrage des investissements étrangers dans les secteurs stratégiques. Le règlement européen établissant un cadre pour le filtrage des investissements directs étrangers dans l’Union, entré en vigueur en 2020, témoigne de cette tendance. Ces dispositifs soulèvent des questions juridiques complexes sur leur compatibilité avec les engagements internationaux de non-discrimination.
La rivalité technologique entre grandes puissances reconfigure également le paysage juridique des investissements. Les restrictions ciblées sur les transferts de technologies, les contrôles à l’exportation et les limitations sectorielles reflètent une approche plus stratégique des États face aux investissements étrangers. Cette évolution marque un certain retour du capitalisme d’État où les considérations géopolitiques priment parfois sur la logique purement économique.
L’émergence d’une approche fondée sur les valeurs constitue une autre tendance notable. Les accords d’investissement deviennent des vecteurs de promotion de certaines valeurs fondamentales comme la démocratie, l’état de droit ou les droits humains. L’Union européenne conditionne ainsi ses accords commerciaux et d’investissement au respect de clauses « éléments essentiels » concernant les droits humains, dont la violation peut entraîner la suspension de l’accord.
La gouvernance mondiale post-pandémie soulève la question de la résilience des chaînes d’approvisionnement et du rôle des investissements dans la préparation aux crises sanitaires futures. Les débats sur les flexibilités nécessaires dans l’Accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce (ADPIC) concernant les vaccins illustrent la tension entre protection des investissements et impératifs de santé publique mondiale.
- Développement de mécanismes de coopération renforcée entre autorités nationales de filtrage des investissements
- Émergence de nouvelles exceptions de sécurité nationale dans les traités
- Intégration des considérations de résilience dans l’évaluation des projets d’investissement
- Adaptation des mécanismes de règlement des différends aux spécificités des secteurs émergents
L’avenir du droit des investissements passera vraisemblablement par une différenciation accrue selon les secteurs économiques concernés. Les secteurs liés à la transition écologique pourraient bénéficier de protections renforcées et de mécanismes de facilitation spécifiques, tandis que les industries extractives traditionnelles feraient l’objet d’un encadrement plus strict. Cette approche sectorielle permettrait d’aligner plus efficacement les flux d’investissements avec les priorités de développement durable.
La question de l’accès des petites et moyennes entreprises au système de protection des investissements reste un défi majeur. Les coûts prohibitifs de l’arbitrage international et la complexité des procédures favorisent les grandes multinationales. Des initiatives comme la création d’un centre consultatif sur le droit des investissements internationaux, sur le modèle du Centre consultatif sur le droit de l’OMC, pourraient contribuer à démocratiser l’accès à ces mécanismes de protection.
En définitive, le droit des investissements internationaux est appelé à poursuivre sa mue vers un système plus équilibré, prenant mieux en compte la diversité des intérêts en présence. Sa légitimité future dépendra de sa capacité à conjuguer sécurité juridique pour les investisseurs et flexibilité réglementaire pour les États, tout en s’adaptant aux défis inédits d’un monde en transformation rapide.